Publié le : 16/02/2017 par Hélène WEYDERT

Lanceurs d’alerte : que dit la CEDH ? critère 3

L’affaire LuxLeaks a été beaucoup médiatisée et un arrêt de la Cour d’appel est attendu le 15 mars prochain à ce sujet.

Les juges luxembourgeois devront tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui siège à Strasbourg, et dont les décisions s’imposent à l’Union européenne notamment.

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte pour la Cour européenne des droits de l’Homme ? 

La Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg est l’ultime juridiction compétente quand tous les recours luxembourgeois ont été épuisés. La question a donc son intérêt.

En ce qui concerne les employeurs, la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, du 30 avril 2014 précise que :

  • Les employeurs devraient être encouragés à mettre en place des procédures de signalement interne,
  • Les représentants du personnel ou les salariés devraient être associés à leur élaboration,
  • Le fait que le lanceur d’alerte a révélé des informations au public sans avoir eu recours au système de signalement interne mis en place par l’employeur peut être pris en considération lorsqu’il s’agit de décider des voies de recours ou le niveau de protection à accorder au lanceur d’alerte (Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, 30 avril 2014: https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2188939&Site=CM)

Jurisprudence – les 6 critères du lanceur d’alerte

Le 12 février 2008, un arrêt de référence de la Cour de Strasbourg consacre pour la première fois un statut et une protection au lanceur d’alerte, à l’aide de six critères jurisprudentiels constants (CEDH, Grande Chambre, 12 février 2008, Guja c. République de Moldova). 

Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg admet examiner pour la première fois la possibilité qu’un fonctionnaire (sans pour autant exclure qu’il puisse aussi s’agir d’un salarié) viole volontairement et valablement son obligation de loyauté et de réserve.

Sans y insister, la Cour de Strasbourg établira par la suite une distinction (souple) selon que le lanceur d’alerte est un salarié, soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité, ou un fonctionnaire, qui lui est soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité renforcée. 

Les six critères établis par la Cour de Strasbourg sont les suivants :

  1. Quels recours étaient à la disposition du lanceur d’alerte ? 
  2. L’information divulguée servait-elle l’intérêt général ?
  3. L’information divulguée était-elle authentique ?
  4. Quel préjudice la divulgation de l’information a t-elle causé ?
  5. Le lanceur d’alerte était-il de bonne foi ? 
  6. Les sanctions infligées au lanceur d’alerte étaient-elles nécessaires ?

Examinons plus en détail le troisième de ces six critères du lanceur d’alerte à la lumière de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

3.   L’INFORMATION DIVULGUEE ETAIT-ELLE AUTHENTIQUE ?

La divulgation doit concerner une information authentique ou, si elle est l’expression d’une opinion personnelle, celle-ci ne doit pas être dénuée de toute base factuelle (c’est-à-dire que l’opinion personnelle doit être justifiée au moins en partie).

« L’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit » (CEDH, Guja)

Dans l’affaire Guja, le fonctionnaire s’était contenté de transmettre à la presse, sans commentaire, copie de correspondances du Parlement au Parquet rédigées de telle manière que l’on pouvait soupçonner – sans certitude – une tentative d’influence indue du politique sur le judiciaire. 

Opinion personnelle

Lorsqu’il s’agit de l’expression d’une opinion personnelle, même reposant sur des faits exacts, cette opinion devra s’exprimer différemment selon que son auteur est salarié privé ou fonctionnaire, spécialement s’il s’agit d’un juge : selon la Cour de Strasbourg, les juges sont tenus à un devoir de loyauté et de discrétion accrus, et leur expression doit partant être modérée et bienséante. 

A l’inverse, (tout en reposant sur des faits exacts) la Cour de Strasbourg admet que l’expression d’un salarié peut être exagérée (CEDH Heinisch) et celle des représentants d’un syndicat peut être plus polémique et inclure des critiques (CEDH, Vellutini et Michel), mais pas des propos dénigrants (CEDH Szima) et en aucun cas des insultes ou des atteintes à la dignité et à l’honneur d’une personne (CEDH Palomo Sanchez).

Dans l’affaire Kudeschkina, un juge en fonction depuis 20 ans avait révélé à la presse, en tant que candidat pendant une campagne électorale, des interférences du Parquet sur une de ses affaires pénales encore pendante et avait exprimé son opinion, suivant laquelle personne dans ce pays ne pouvait avoir l’assurance de voir son litige tranché conformément aux lois – plutôt que pour plaire à quelqu’un. 

Campagne électorale : Yes, we can

La Cour de Strasbourg, tout en rappelant le devoir de retenue des juges, a estimé qu’en période de campagne électorale, les discours politiques jouissent d’une liberté d’expression particulièrement protégée, et que dans l’affaire Kudeschkina, même en relevant un certain degré de généralisation et d’exagération, les opinions exprimées n’étaient pas entièrement dénuées de tout fondement. 

Dans des opinions dissidentes (la Cour ayant tranché dans l’affaire Kudeschkina à quatre voix contre trois), deux juges de la Cour de Strasbourg ont, au contraire, considéré que les juges sont tenus d’un devoir de réserve qui ne saurait être assoupli pendant une campagne électorale au point de révéler les détails d’une enquête pénale en cours. Le troisième juge de la Cour de Strasbourg a, quant à lui, donné à considérer l’impact de propos exagérés tenus par des juges, faisant autorité sur le public, par opposition à ceux provenant de journalistes.  

Informations infondées

La Cour de Strasbourg examine si, en se plaçant au moment de la divulgation, le lanceur d’alerte croyait légitimement en l’authenticité de l’information divulguée : il peut s’être trompé de bonne foi, malgré des vérifications soigneuses. 

En cas d’informations s’avérant inexactes, la Cour de Strasbourg examine si les informations ont été divulguées “de manière délibérée ou imprudente” (notamment, CEDH, Heinisch [dans cette affaire, les informations étaient exactes]).

Dans l’affaire Martchenko (un enseignant accusant la directrice de l’école de malversations d’abord par voie de plainte à l’autorité compétente, sans suite, puis publiquement lors d’une manifestation), la Cour de Strasbourg conclut que la condamnation du lanceur d’alerte pour diffamation, par la juridiction nationale, était justifiée en ce qui concerne les accusations publiques de malversations lors de la manifestation, étant donné que ces accusations n’étaient pas suffisamment prouvées et pouvaient donc raisonnablement être considérées comme diffamatoires. La Cour de Strasbourg ne conclut pas que les informations sont inexactes mais plutôt infondées au moment de leur divulgation.

 

Article complet publié dans Entreprises Magazine, janvier/février 2017, p. 91-96

 

 



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