Publié le : 23/02/2017 par Hélène WEYDERT

Lanceurs d’alerte : que dit la CEDH ? critère 4

L’affaire LuxLeaks a été beaucoup médiatisée et un arrêt de la Cour d’appel est attendu le 15 mars prochain à ce sujet.

Les juges luxembourgeois devront tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui siège à Strasbourg, et dont les décisions s’imposent à l’Union européenne notamment.

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte pour la Cour européenne des droits de l’Homme ?

La Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg est l’ultime juridiction compétente quand tous les recours luxembourgeois ont été épuisés. La question a donc son intérêt.

En ce qui concerne les employeurs, la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, du 30 avril 2014 précise que :

  • Les employeurs devraient être encouragés à mettre en place des procédures de signalement interne,
  • Les représentants du personnel ou les salariés devraient être associés à leur élaboration,
  • Le fait que le lanceur d’alerte a révélé des informations au public sans avoir eu recours au système de signalement interne mis en place par l’employeur peut être pris en considération lorsqu’il s’agit de décider des voies de recours ou le niveau de protection à accorder au lanceur d’alerte (Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, 30 avril 2014: https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2188939&Site=CM)

Jurisprudence – les 6 critères du lanceur d’alerte

Le 12 février 2008, un arrêt de référence de la Cour de Strasbourg consacre pour la première fois un statut et une protection au lanceur d’alerte, à l’aide de six critères jurisprudentiels constants (CEDH, Grande Chambre, 12 février 2008, Guja c. République de Moldova).

Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg admet examiner pour la première fois la possibilité qu’un fonctionnaire (sans pour autant exclure qu’il puisse aussi s’agir d’un salarié) viole volontairement et valablement son obligation de loyauté et de réserve.

Sans y insister, la Cour de Strasbourg établira par la suite une distinction (souple) selon que le lanceur d’alerte est un salarié, soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité, ou un fonctionnaire, qui lui est soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité renforcée.

Les six critères établis par la Cour de Strasbourg sont les suivants :

1. Quels recours étaient à la disposition du lanceur d’alerte ?
2. L’information divulguée servait-elle l’intérêt général ?
3. L’information divulguée était-elle authentique ?
4. Quel préjudice la divulgation de l’information a t-elle causé ?
5. Le lanceur d’alerte était-il de bonne foi ?
6. Les sanctions infligées au lanceur d’alerte étaient-elles nécessaires ?

Examinons plus en détail le quatrième de ces six critères du lanceur d’alerte à la lumière de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

4.   QUEL PREJUDICE LA DIVULGATION DE L’INFORMATION A T-ELLE CAUSE ?

Le préjudice causé à l’employeur, y compris l’employeur étatique, est souvent grave, en ce que la divulgation de l’information constitue souvent une violation de l’obligation de loyauté, de réserve et de confidentialité du lanceur d’alerte vis-à-vis de son employeur, spécialement si aucune procédure interne n’a été prévue, et rompt la confiance devant régir les relations de travail : violation du secret professionnel par un fonctionnaire du Parquet (CEDH Guja), violation du secret de l’instruction par un juge (CEDH Kudeshkina), violation d’un secret défense par un militaire (CEDH Bucur et Toma), etc. 

Le préjudice peut également être constitué par la baisse de confiance du public, suite aux révélations.

Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg a reconnu que l’employeur étatique poursuivait un but légitime (“empêcher la divulgation d’informations confidentielles”) et avait subi un préjudice (à savoir, les “forts effets négatifs sur la confiance du public dans l’indépendance de cette institution” – un préjudice curieux, si une bonne réputation repose sur un mensonge couvrant des actes de corruption et de trafic d’influence). 

Dans l’affaire Heinisch, “la Cour rappelle qu’il existe un intérêt à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises, pour le bénéfice des actionnaires et des employés, mais aussi pour le bien économique au sens large”. 

Cependant, même en ayant admis la poursuite d’un intérêt légitime et l’existence d’un préjudice dans le chef de l’employeur, la Cour de Strasbourg procède à une analyse des intérêts en présence et, face à ceux de l’employeur, y oppose non pas ceux du lanceur d’alerte, mais ceux de la société dans son ensemble :

« La Cour doit… apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation. A cet égard, elle peut prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité administrative concernée » (CEDH, Guja)

Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg relève ainsi que sans l’intervention du fonctionnaire, la tentative de corruption n’aurait pas pu être révélée au public, puisque précisément ces informations n’étaient connues que d’un cercle très restreint de personnes, alors pourtant que l’information révélée est de la plus haute importance pour les citoyens dans une société démocratique. 

Dans l’affaire Bucur et Toma (un militaire des services secrets ayant divulgué lors d’une conférence de presse des enregistrements téléphoniques non autorisés classés “ultra-secret” concernant de nombreuses personnalités), la Cour de Strasbourg relève que les juridictions nationales ont uniquement examiné les violations du militaire et le préjudice subi mais n’ont tenu aucun compte de l’intérêt que le public pouvait avoir à connaître l’existence d’écoutes illégales par les services secrets, et à en débattre.

Limite 

Dans l’affaire Martchenko (un enseignant accusant publiquement la directrice de l’école de malversations sans avoir de preuve, après avoir été informé du classement sans suite de sa plainte précisément pour manque de preuve), la Cour de Strasbourg a relevé que la directrice avait subi un préjudice alors que son droit à être considérée comme innocente jusqu’à preuve du contraire n’avait pas été respecté – et il est garanti par l’article 6 CEDH. 

De même, de simples particuliers ont un droit renforcé à la protection de leur dignité et de leur honneur, comme le Directeur des Ressources Humaines et les collègues qui avaient été individuellement visés par un dessin caricatural et vulgaire paru dans un bulletin syndical à l’attention des salariés de l’entreprise (CEDH Palomo Sanchez).

 

Article complet publié dans Entreprises Magazine, janvier/février 2017, p. 91-96

 



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