Publié le : 09/03/2017 par Hélène WEYDERT

Lanceurs d’alerte : que dit la CEDH ? critère 6

L’affaire LuxLeaks a été beaucoup médiatisée et un arrêt de la Cour d’appel est attendu le 15 mars prochain à ce sujet.

Les juges luxembourgeois devront tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui siège à Strasbourg, et dont les décisions s’imposent à l’Union européenne notamment.

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte pour la Cour européenne des droits de l’Homme ?

La Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg est l’ultime juridiction compétente quand tous les recours luxembourgeois ont été épuisés. La question a donc son intérêt.

En ce qui concerne les employeurs, la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, du 30 avril 2014 précise que :

  • Les employeurs devraient être encouragés à mettre en place des procédures de signalement interne,
  • Les représentants du personnel ou les salariés devraient être associés à leur élaboration,
  • Le fait que le lanceur d’alerte a révélé des informations au public sans avoir eu recours au système de signalement interne mis en place par l’employeur peut être pris en considération lorsqu’il s’agit de décider des voies de recours ou le niveau de protection à accorder au lanceur d’alerte (Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, 30 avril 2014: https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2188939&Site=CM)

Jurisprudence – les 6 critères du lanceur d’alerte

Le 12 février 2008, un arrêt de référence de la Cour de Strasbourg consacre pour la première fois un statut et une protection au lanceur d’alerte, à l’aide de six critères jurisprudentiels constants (CEDH, Grande Chambre, 12 février 2008, Guja c. République de Moldova).

Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg admet examiner pour la première fois la possibilité qu’un fonctionnaire (sans pour autant exclure qu’il puisse aussi s’agir d’un salarié) viole volontairement et valablement son obligation de loyauté et de réserve.

Sans y insister, la Cour de Strasbourg établira par la suite une distinction (souple) selon que le lanceur d’alerte est un salarié, soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité, ou un fonctionnaire, qui lui est soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité renforcée.

Les six critères établis par la Cour de Strasbourg sont les suivants :

1. Quels recours étaient à la disposition du lanceur d’alerte ?
2. L’information divulguée servait-elle l’intérêt général ?
3. L’information divulguée était-elle authentique ?
4. Quel préjudice la divulgation de l’information a t-elle causé ?
5. Le lanceur d’alerte était-il de bonne foi ?
6. Les sanctions infligées au lanceur d’alerte étaient-elles nécessaires ?

Examinons plus en détail le dernier de ces six critères du lanceur d’alerte à la lumière de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

6.   LES SANCTIONS INFLIGEES AU LANCEUR D’ALERTE ETAIENT-ELLES NECESSAIRES ?

La Cour de Strasbourg examine si un juste équilibre entre les intérêts légitimes en présence a été respecté et si l’ingérence (de l’employeur qui licencie, de la juridiction nationale qui prononce une condamnation) dans la liberté d’expression du lanceur d’alerte était “nécessaire dans une société démocratique”. 

Sanctions 

Les sanctions infligées aux lanceurs d’alerte incluent le licenciement avec ou sans préavis (CEDH Guja, CEDH Heinisch, CEDH Palomo Sanchez), la révocation (CEDH Kudeschkina), la condamnation pénale (CEDH Bucur & Toma: Bucur, condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis; CEDH Martchenko: amende et peine d’emprisonnement d’un an avec sursis).

Nécessaires ? 

La Cour de Strasbourg examine systématiquement, au cas par cas, si la sanction est “une mesure nécessaire dans une société démocratique” (article 10 § 2 CEDH).

Les sanctions précitées sont presque systématiquement considérées par la Cour de Strasbourg comme excessives et non justifiées dans une société démocratique.

Sur le plan civil, la Cour de Strasbourg considère que le licenciement du lanceur d’alerte est “la plus sévère des sanctions prévues par le droit du travail” (CEDH Heinisch) et une mesure qui n’est pas nécessaire dans une société démocratique.

La Cour de Strasbourg, dans l’appréciation de la sanction, tient compte très concrètement des possibilités professionnelles laissées au lanceur d’alerte : ainsi, souligne t-elle dans l’affaire Kudeshkina, la révocation de ce juge a mis un terme brutal, global et définitif à sa carrière, ce qui était disproportionné. 

Sur le plan pénal, même dans le cas particulier de l’affaire Martchenko (un enseignant accusant publiquement la directrice de l’école de malversations sans avoir de preuve, après avoir été informé du classement sans suite de sa plainte précisément pour manque de preuve), si la Cour de Strasbourg confirme que sa condamnation pour diffamation par la juridiction nationale était justifiée, la Cour de Strasbourg considère néanmoins que la peine d’emprisonnement d’un an avec sursis est excessive et constitue une violation de l’article 10 CEDH, lui donnant droit à indemnisation de son préjudice moral à hauteur de 1.000 EUR.

Dans les autres affaires, pour lesquelles il y a eu aussi, a fortiori, violation de l’article 10 CEDH sur la liberté d’expression, les indemnisations pour préjudice moral sont généralement de l’ordre de 10.000 EUR (voire 20.000 EUR pour Bucur, qui était aussi victime d’une violation de l’article 6 CEDH – droit à un procès équitable). 

Limite

La Cour de Strasbourg considère que les insultes ou les atteintes délibérées et réfléchies (dans un bulletin syndical) à la dignité et à l’honneur de simples particuliers (le Directeur des Ressources Humaines et deux collègues) peuvent valablement être sanctionnées par un licenciement sans préavis de leurs auteurs, sans constituer une mesure disproportionnée (CEDH Palomo Sanchez).

La Cour de Strasbourg examine les conséquences que ces sanctions ont eues sur la situation des lanceurs d’alerte, mais pas uniquement.

L’effet kiss cool  

La Cour de Strasbourg semble examiner avec beaucoup de vigilance l’effet dissuasif potentiel qu’une sanction infligée par l’employeur ou par l’Etat pourrait avoir, non seulement à l’égard du lanceur d’alerte, mais également à l’égard de toute personne susceptible de le devenir dans les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, dont les 28 Etats de l’Union européenne.

L’enjeu majeur pour la Cour de Strasbourg est en effet d’éviter que de telles sanctions puissent avoir un effet dissuasif (“chilling effect”) sur les autres travailleurs, qui sont potentiellement susceptibles eux aussi de lancer un jour une alerte (récemment: CEDH, M.P. c. Finlande, 15 décembre 2016, sur la nécessité d’éviter tout risque d’effet dissuasif à l’égard de ceux qui, de bonne foi, et dans le cadre d’une procédure d’alerte appropriée, expriment leur crainte qu’un enfant a été maltraité – notons que cette alerte n’a pas été lancée “dans le contexte d’une relation de travail”, mais dans celui d’une relation familiale).

Pour éviter tout effet dissuasif, la Cour de Strasbourg va parfois jusqu’à rejeter même une amende ou des dommages-intérêts faibles ou symboliques (CEDH Jersild, CEDH Dammann, CEDH A/S Diena).

 

Article complet publié dans Entreprises Magazine, janvier/février 2017, p. 91-96

 



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